Les boucles se forment et ce week-end, chacun y est allé de sa contribution. Alors, je vais commencer par remercier ces artistes connus ou non qui utilisent le temps présent pour créer et pour partager sur les réseaux ou les balcons parce que la culture est notre nature. Je dois dire d’ailleurs mon inquiétude pour les artistes et personnels du spectacle vivant, les intermittents pour lesquels des mesures spécifiques sont nécessaires. La culture nous lie, elle nous rend humains toujours plus (bien au delà des réseaux et des balcons). Et donc nous en avons besoin. Nous sommes des êtres de relation, et nous voici presque contraints de le redécouvrir… Ces relations, il faut les soigner. Elles sont tellement affectées par l’état des rapports sociaux, par ces logiques de domination et de discrimination qui les structurent, par les effets de la marchandisation et de la compétition des humains. Qui devenons-nous dans le monde comme il va ?
En écrivant cela, je pense à Lucien Sève*, grâce à qui j’ai beaucoup réfléchi à ces questions. J’apprends par l’Humanité qu’il nous a quitté. C’est pour moi une grande tristesse. Il était un grand philosophe de notre temps. Voici quelques mois, à l’approche du débat bioéthique à l’Assemblée, je m’étais rendu à sa rencontre, avec une foule d’interrogations, dans son appartement d’un quartier populaire de Bagneux. Pendant plus de deux heures, nous avions échangé. Les piles de livres s’accumulaient aux côtés de sa table de travail, où il était occupé à poursuivre l’oeuvre qu’il s’était assignée. Je me rappelle de cette humilité, de cette subtilité, de cette exigence. On la retrouvera dans ses livres, tellement utiles et tellement précieux. Il faut lire Lucien Sève. Lire par exemple : « Qu’est-ce que la personne humaine ? »
Et quand on regarde le débat qui monte, on voit bien que cette question se pose à chaque pas. Le respect de la personne humaine au travail en temps de crise, par exemple, est une question plus aiguë encore. Ne faisons-nous que dont on ne peut vraiment pas se passer dans ce moment de minimum vital ? Ou bien y a-t-il des donneurs d’ordres qui essayent de continuer à faire tourner leurs machines à accumuler les richesses ? Ressurgissent aussi des questions sans cesse balayées en temps ordinaires. Par exemple : qu’est-ce qui justifie que le travail de certains soit si peu reconnu et si peu payé ? Oui, je parle de celles-là et ceux-là qui nous soignent, qui s’occupent de nos anciens, qui nous portent le courrier, qui ramassent nos déchets, qui entretiennent nos réseaux, qui achalandent nos supermarchés ou y tiennent la caisse… J’ai posé cette question tant de fois depuis que je suis député. Oui, il faut reconnaître le travail, reconnaître les métiers et les qualifications. Et ce n’est pas le hasard si dans la bataille de la formation, les libéraux ont attaqué la qualification. L’idée n’est plus de former à des métiers, des femmes et des hommes qui maîtrisent un champ d’activité, qui peuvent apporter par leur savoir et leur savoir-faire, qui peuvent s’épanouir dans leur travail, mais de former des exécutants à des tâches pas plus que de besoin, et de ne pas avoir à le rémunérer trop cher. Vieille histoire… Respecter les métiers. Respecter le travail. Respecter l’oeuvre. Respecter l’humain au travail. Un petit livre évoque joliment cette question, Le manifeste des oeuvriers.
Aujourd’hui, c’est lundi. Les élèves se sont donc remis au travail à la maison. Rien ne remplacera vraiment la relation qui se crée avec un professeur, avec une classe pour apprendre. J’ai une pensée pour les enseignants soudainement propulsés dans la bulle numérique et poussés par un ministre volontariste pour qui finalement tout serait « prêt ». Prêt pour quoi ? Pour une école dématérialisée ? Il semblerait que le ministre veuille profiter de cette épreuve pour transformer des choses par la force des événements, culpabilisant au passage un certain nombre d’enseignants. Il peut se faire des choses formidables dans cette période, mais beaucoup de choses ne peuvent pas se faire, par ailleurs. Je lisais hier soir le texte d’un enseignant appelant à ne pas mettre une pression trop forte sur les enfants dans ces moments. Oui, la crise nous ralentit et les ralentit. Il faudra ensuite en faire l’évaluation pour leur donner ce à quoi ils ont droit. Mais cette injonction productive appliquée à l’éducation me semble aussi problématiques qu’en d’autres domaines. Respecter l’humain au travail. Respecter l’humain qui apprend. Respecter l’humain qui grandit.
Nous arrivons par ailleurs dans la période des annonces pour la carte scolaire et les mouvements des personnels. Des inquiétudes me remontent. Il serait sage de prendre en compte les contraintes de la situation.
Ce matin, avec mon équipe, nous avons décidé d’écrire aux associations de commerçants et artisans de la circonscription pour leur préciser les décisions prises et nous mettre à disposition en cas de problème. Nous devons également évaluer l’efficacité des dispositifs mis en place sur le plan économique. Je viens à l’instant de raccrocher avec le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher à propos de la situation d’ArcelorMittal, suite à mon courrier.
J’ai publié hier soir un communiqué avec mes explications de vote sur le projet de loi instituant un état d’urgence sanitaire, accessible sur le site. Il vient en complément de ma chronique d’hier.
Dans quelques instants, nous aurons une réunion pour préparer les questions d’actualité au gouvernement qui se tiendront demain matin avec trois députés par groupe.
Alors à demain.
* Nourri en profondeur de Marx, Lucien Sève cherchait avec rigueur à penser le monde et l’humanité, à préciser la visée communiste et son actualité. Il était habité d’un espoir lucide. Il regardait en face l’histoire du siècle passé, s’interrogeait sur les voies à emprunter pour que grandisse un mouvement intrinsèquement émancipateur et appelait à « commencer par les fins ». Face une « décivilisation sans rivage », il appelait à « sauver la planète, mais aussi le genre humain ». Il s’agaçait qu’on ne s’occupe pas suffisamment de la crise anthropologique.
Lucien Sève fut l’un des animateurs les plus assidus du Comité consultatif national d’éthique à sa création et pendant plus de quinze ans. Il s’était plongé dans ces débats vertigineux, y polissant une pensée émancipatrice profonde pour répondre à cette question simple et fondamentale : Qu’est-ce que la personne humaine ? Cette question, contre toutes les approximations et les caricatures, n’était-elle pas pour lui au coeur de la critique marxienne ? Et en effet, cette question-là, en ces temps de marchandisation de tout, de « dévaluation des valeurs » et « d’évanouissement du sens » n’est-elle pas brûlante : quels humains sommes-nous, quelle humanité voulons-nous être ?
On ne résumera pas en quelques mots maladroits et imprécis ses cheminements, ni la modernité de sa pensée, pas plus que l’apport vivifiant et enthousiasmant qui demeure le sien.