Un chômeur rongé par la violence que lui inflige la société. Des hauts dirigeants ivres de leur pouvoir et prêts à organiser une prise d’otage comme entretien d’embauche. Cocktail explosif, qui met la société à nu. J’ai eu un moment aujourd’hui, pour entamer la série Dérapages, de Ziad Doueiri, avec Eric Cantona, Suzanne Clément, Alex Lutz, Gustave Kervern, Alice de Lencquesaing. Adaptation d’un livre époustouflant de Pierre Lemaître, Cadre noir, en accès libre sur Arte. J’ai besoin de ces regards, de ces oeuvres pour nourrir mon action et ma vie. D’ailleurs, je vous annonce que je replonge, avec le jury du prix Bulles d’humanité, qui avait couronné l’année dernière Révolution de Younn Locard et Florent Grouazel, une plongée somptueuse dans Paris en ébullition. Au passage, tant qu’à livrer des coups de coeur, si vous n’avez pas vu le dernier film de Robert Guédiguian, Gloria Mundi, il est depuis la semaine dernière accessible hors-les salles, et c’est une oeuvre saisissante.
Le jour d’après, comment l’imaginer sans la culture ? C’est la culture qui rend l’avenir possible. Elle nous rassemble, elle met des mots, du son et des images sur nos désirs, elle transmet, elle ouvre... Nous sommes d’inlassables œuvriers, chacune et chacun à notre façon et c’est cela qui nous fait humains. Nous avons besoin de ce souffle, parce que la culture est une respiration. Non pas au sens d’un répit, d’une pause, d’une parenthèse… Au sens d’une nécessité vitale qui ne souffre pas d’être suspendue.
Dans le monde d’avant la création était déjà fragilisée : nombre d’artistes et d’auteurs peinaient à vivre de leur art, nombre de techniciens se trouvaient à tirer le diable par la queue, nombre de compagnies étaient sur la corde raide. Nous étions sous l’empire de la marchandisation de la culture, propulsée par la logique du best-seller et du blockbuster qui inonde le marché et les esprits jusqu’à les uniformiser. Et comme l’ensemble de la société, le monde de la culture était placé devant l’exigence de se mobiliser face aux violences faites aux femmes. Il était également mis au défi de se démocratiser.
Ces chantiers sont ouverts, mais comment le monde de la culture, des arts, de la création et de l’éducation populaire va-t-il traverser l’épreuve et ses répliques ? Tant de spectacles annulés, tant de projets suspendus, reportés, abandonnés, peut-être… Et l’incertitude de savoir comment nous allons nous retrouver, comment nous allons nous rassembler, comment nous allons danser et vibrer ? La culture convoque nos sens, elle nous met en relation. Quand allons-nous pouvoir recommencer ? Allons-nous pouvoir vraiment recommencer ? Déjà, les uns et les autres s’essayent à imaginer des formes nouvelles, à rebondir sur la crise pour la fouler aux pieds. Car nous ne serons de toutes façons plus les mêmes. La culture du jour d’après, elle va se nourrir de nos ressources face à la crise. Et sans doute aussi de nos angoisses, de nos difficultés, de nos luttes.
Mais pour que tout cela ait lieu, il faudra que des femmes et des hommes puissent continuer à produire, à travailler : il ne peut y avoir de culture sans travailleurs et travailleuses de la culture. Il faudra que des compagnies puissent créer, il faudra que des établissements puissent programmer, que des festivals puissent inviter, que des centres d’art puissent héberger, que des librairies puissent accueillir, que des associations puissent accomplir leur tache d’éducation populaire… Il faudra que la culture ne soit pas une victime collatérale de la crise, une variable compressée. Et il faudra que les humains que nous sommes aient du temps, des moyens et du désir pour elle.
Le jour d’après, comment l’imaginer sans culture scientifique ? Pendant des semaines, nous nous sommes toutes et tous évertués à comprendre ce qui nous arrivait, à cerner ce virus, à décrypter les controverses de la recherche. Elever le niveau d’éducation sanitaire, élever le niveau de culture scientifique, voilà des enjeux longtemps délaissés. C’est pourtant un enjeu décisif pour mieux affronter les fléaux, mais aussi pour mieux comprendre le réel. Et être en position d’agir. Ne sommes-nous pas amenés à faire des choix qui engagent l’avenir de la planète et de l’humanité ? Pouvons-nous faire ces choix sans être informés, sans un débat instruit, sans esprit critique ?
Le jour d’après, comment l’imaginer sans des médias libres ? L’information, nous l’avons encore éprouvé, est une denrée précieuse pour les sociétaires de l’humanité que nous sommes. Savoir, appréhender le monde dans son mouvement, le comprendre dans toutes ses dimensions, décrypter ses contradictions… Nous avons besoin de médias qui nous prennent pour des humains et pas pour des vases à remplir. Nous avons besoin de médias qui sont pas prêts à vendre leur âme pour un clic ou un point d’audimat, mais qui nous aident à vivre, à comprendre et à rêver.
Rien de tout cela ne tombera du ciel. Mais nous devons prendre appui sur les forces disponibles et sur les dynamiques engagées. Il y aura besoin de la créativité, des énergies et des désirs. Il y aura besoin d’ouvrir les imaginaires et de provoquer la rencontre. Il y aura besoin de recréer du collectif quand nous avons été tellement séparés. La culture, nous ne sommes pas nés pour la consommer, nous sommes faits pour y prendre part. Parce que nous avons droit au plein épanouissement.
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