Il paraît qu’on savait faire. Qu’on savait fabriquer des masques à la chaîne. Deux cent cinquante millions par an. C’était quelque part dans les Côtes d’Armor. Le site a fermé en septembre 2018, et la plupart des machines ont été envoyées à la ferraille deux mois plus tard. L’entreprise avait été créée en 1957 et elle fabriquait des équipements de protection. En 2010, le conglomérat américain Honeywell avait racheté l’entreprise et repris ses 300 salariés pour environ 1,1 milliards d’euros. Une affaire de gros sous. Le groupe dispose d’une assise solide et on l’a vu le 2 mars dernier annoncer avoir mis au point l’ordinateur quantique le plus puissant du monde, ce qui n’est pas rien. En revanche, il ne produit plus de masques en France. En 2011, la commande publique française n’avait pas été renouvelée, ce qui avait provoqué un premier plan social. Et les choses s’étaient dégradées jusqu’en 2018 : « La fabrication sera transférée vers un autre site de Honeywell pour rationaliser nos opérations mondiales et mieux servir nos clients » avait déclaré la direction. Ce fut le licenciement pour les 38 salariés restants. Lorène Lavocat retrace cette histoire sur le site
reporterre.net. Les photos de l’entreprise, publiées dans Ouest-France, montrent un site moderne. Mais comme tout outil industriel, il appelait des investissements. "Les profits de ce groupe ont doublé sur cette période », disait l’intersyndicale en 2018, reprochant à la société de ne pas avoir investi pour moderniser les produits et les installations du site.
Ce que l’on sait de ces événements ne peut que révolter. Comment accepter la destruction de nos capacités de production et de nos emplois lorsqu’ils répondent à un besoin réel ? Comment accepter la perte de nos savoir-faire ? Comment accepter de laisser faire le marché, de laisser la finance organiser tout ça au-dessus de nos têtes ? Comment accepter une politique publique qui non seulement abandonne non pas négligence mais par décision la constitution de fonds stratégiques de masques (cette logique de flux tendus et de stocks zéro qu’on voit partout), mais en plus laisse détruire un outil qui nous fait aujourd’hui défaut.
Voici quelques mois, je participais à un rapport concernant les dispositifs médicaux dont les masques font partie (rapport disponible en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-soc/l15b1734_rapport-information). Nous constations, avec mon collègue Julien Borowczyk, que la dernière étude d’ensemble du secteur économique des dispositifs médicaux datait de 2011. Dans un avis, le CESE indiquait que 55 % des dispositifs médicaux étaient importés. Devant notre « un sentiment de non-organisation du secteur plutôt même que de désorganisation, et par corollaire, celui d’une puissance publique un peu débordée », nous appelions à « des mesures visant à donner une place à la puissance publique dans ce secteur de façon à pouvoir mieux influer sur son orientation ». Nous poursuivions : « Il ne serait pas déraisonnable d’imaginer qu’une stratégie industrielle, de filière, puisse être pensée par les pouvoirs publics, dans le respect des règles juridiques qui s’imposent, qu’elles soient nationales ou européennes. Car, dans un secteur éclaté, force est de constater que les grands groupes internationaux qui côtoient les TPE ne sont pas français, pas même européens, mais pour la plupart américains ». Tiens donc. Nous expliquions encore : « il ne serait pas absurde d’interroger plus avant, dans un autre cadre sans doute mieux approprié, les mécanismes de marché à l’œuvre dans le secteur des dispositifs médicaux, et leur légitimité eu égard au caractère souvent nécessaire voire indispensable de ces produits dans les parcours de soins ». Une des propositions concrètes qui me tenait à coeur était la constitution d’un laboratoire public de recherche en dispositifs médicaux préfiguré par la création de trois pôles au sein de CHU. Il s’agissait de répondre à un enjeu d’innovation central, mais qui ne couvre pas la problématique soulevée par les masques : il y a besoin. D’un pilotage public plus fort et d’une évaluation plus claire des besoins, des capacités, des enjeux… Cela rejoint la réflexion que nous sommes en train de conduire sur la constitution d’un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux. Dans La Marseillaise, Dany Lang, maître de conférences à Paris 13 et membre des économistes atterrés répond à Angélique Schaller (http://www.lamarseillaise.fr/analyses-de-la-redaction/decryptage/81355-utiliser-les-dividendes-pour-recapitaliser-les-banques). Il décortique le fonctionnement des marchés boursiers : « le trading se fait par des machines à la nano seconde ». On n’est même plus dans le court-terme… « Dans la vie réelle, dit-il, qui accepterait qu’on assure le logement du voisin jusqu’à dix mille fois et que, s’il brûle, on touche 10 000 fois la prime ? »
S’il y a bien une chose que nous ne pouvons pas laisser aux mains du marché, soumise à ses aléas et à ses machines à cash qui n’ont même pas idée de l’existence des humains, c’est notre santé, pour m’en tenir là aujourd’hui…
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