C’est à cette occasion que j’ai croisé un habitant qui travaille chez ArcelorMittal. Discussion passionnante. Satisfaction de voir l’outil être arrêté avec toutes les précautions et le soin requis, mais inquiétude de voir le site se voir réserver un traitement si particulier. Et volonté de mettre la latence à profit pour les aménagement du site et la formation des salariés. Et cela vient nourrir l’idée que je suis en train de formaliser : la création d’une caisse de sécurisation de la transition industrielle. L’outil productif se transforme en raison de l’évolution des besoins, des technologies et des exigences. Il va être mis à rude épreuve avec le développement de la crise. Il n’y a aucune raison que cela se fasse en brutalisant les salariés. Et cela ne doit pas se faire au détriment de la transition écologique. L’épreuve dramatique que nous traversons, et dont les effets vont s’étaler dans le temps, doit en effet être mise à profit pour une transformation réfléchie de nos modes de production. Dans cette conjonction de bouleversements, il faut donc imaginer comment permettre, non pas au maître des forges de faire payer à la collectivité des salaires au rabais pour ses employés quand il n’en vient pas à des licenciements (c’est le système du chômage partiel, ou total), mais comment on permet aux salariés d’évoluer en toute sécurité (tandis que les besoins changent et que le travail aussi) et de se former pour mieux répondre aux besoins de qualification de la transition industrielle et de la société. Il y a donc urgence à avancer sur l’un des vaisseaux d’un nouvel élan de la sécurité sociale. Celui de la sécurisation des parcours professionnels. Urgent.
Le Président de la République en parlera-t-il ce soir, en aura-t-il parlé lorsque vous le lirez ? A vrai, dire je ne suis pas suspendu à sa parole, mais je suis bien obligé de la disséquer pour les effets qu’elle aura. La question fétiche des journalistes sera de demander ce qu’on peut en attendre. Qu’il précise les contours de la sortie de crise et qu’il nous épargne sa dramaturgie compassionnelle. Et encore, je me mords la langue en disant cela : voici maintenant un mois qu’il décide seul et que la démocratie est à l’arrêt. C’est quand même un problème d’être à ce point soumis à la décision d’un seul. Pour combien de temps ?
L’autre jour, l’ami Roland Gori m’a aiguillé vers son coup de gueule* contre l’usage de « chiffres torturés » par les gouvernements. Pour lui, ces chiffres sont de la « biopolitique » et « le plus sûr moyen de soumettre les individus et les populations » : c’est l’outil d’un gouvernement « sans message, sans récit, sans transcendance, sans esprit »… Il nous met en garde, nous qui suivons cette grand-messe des annonces aseptisées, cette litanie quotidienne vespérale, ce décompte funèbre télévisé : « la numérisation du monde nous fait perdre notre dignité de penser ». Roland Gori a raison de dire que ce spectacle nourrit un discours « à responsabilité limitée » : les chiffres ont la réputation de ne pas se discuter, d’être implacables. Ils coupent court et figent la réalité dans une représentation indiscutable de l’instant présent. Allez, ne les bannissons pas, il faut entendre leur regard sur le monde, mais les chiffres sont une façon d’habiller le réel et suivant leur utilisation, ils peuvent masquer le sensible. Or, le monde existe par la conscience que nous en avons et la façon dont nous le ressentons (c’était en tout cas à gros traits l’objet de la thèse du jeune Jaurès : De la réalité du monde sensible). Et c’est aussi pour cela que les artistes ne sont pas à classer dans l’ordre de la décoration sociale. C’est pour cela qu’il ne faut pas les enfermer dans l’ordre des jeux, dans l’ordre du divertissement (c’est-à-dire de la diversion et de l’occupationnel)… Attention, on peut jouer et s’évader, gratuitement et sans aucun souci : l’art peut le permettre. Mais de tout autres champs s’ouvrent dans la création, plus vastes, plus profonds, plus troubles, ça et là, peut-être… A son corps parfois défendant, l’artiste parle du monde comme il le vit et comme il le voit. C’est pourquoi nous devons protéger notre appareil créatif autant que notre appareil productif…
Suite à cette lettre que j’ai adressée à celles et ceux de la culture, une amie qui dirige une compagnie théâtrale m’a répondu : confinée dans une ville dirigée par un maire d’extrême droite, elle se dit « qu’il faut investir ces villes plutôt que de les stigmatiser et y revenir vivre en nombre ». Une chose est sûre, l’horizon a besoin des artistes pour exister. Plus de quarante représentations d’un spectacle pour lequel tant de femmes et d’hommes s’étaient engagés, ont été annulées. Scrutant tous les dispositifs qui se mettent en place, elle s’inquiète pour la santé financière et mentale des équipes et me confie qu’il faut « beaucoup de patience, de recul, de discernement » pour affronter la période, un exercice « usant mais passionnant » qu’elle espère avoir la force de continuer. Je l’espère avec elle.
Rester liés, en éveil. Et se projeter dans la suite qui viendra pour la modeler plutôt que la subir. Cela commence dans nos têtes. Alors, de retour de chez le boulanger (lui aussi, pourvu qu’il tienne), j’écris…